mardi, mai 21, 2024

“Parade”: une oeuvre totale au doux parfum de scandale

Parade, c’est la réunion de Cocteau, Satie, Massine, Picasso, Diaghilev et Apollinaire. Rien que ça ! C’est un ballet … Bien plus, c’est la fusion de tous les arts et de tous les artistes qui marquent la première moitié du XXe siècle. C’est une oeuvre totale. Un chef d’oeuvre qui, pourtant, n’a pas échappé au scandale. Revenons sur cet événement, ce premier ballet cubiste, ce cirque, au sens propre comme au figuré…

Jean Cocteau, à l’origine du projet

Dès la création de la compagnie, en 1909, Cocteau est un habitué des Ballets Russes. Mais s’il a déjà pu concevoir le livret du ballet de Michel Fokine, le Dieu bleu, en 1912 (ballet qui n’a, d’ailleurs, pas reçu le succès escompté), c’est en tant que créateur que l’artiste souhaite cette fois s’imposer. Il a pour projet de créer un « ballet réaliste », contemporain, qui aurait pour sujet principal la vie. Tout simplement. Avec un sujet aussi banal, personne ne pouvait s’attendre à l’effervescence que Parade allait engendrer. Pour mener à bien son projet, Cocteau voit les choses en grand et décide de réunir tous les artistes du moment: Léonide Massine à la chorégraphie, Erik Satie à la musique, Apollinaire à la rédaction du programme et Pablo Picasso à la scénographie. 

Picasso et Léonide Massine – Rome – Photo par Jean Cocteau

La guerre gronde à quelques kilomètres de là

Impossible de l’oublier: elle est bien là. La Première Guerre mondiale éclate à seulement quelques kilomètres du Théâtre du Châtelet, lieu dans lequel Parade sera représentée pour la première fois, le 18 mai 1917. Cocteau, lui-même, s’engage en 1914 en tant qu’ambulancier auprès des fusiliers marins et fait avancer le projet au grès de ses permissions. Apollinaire, sous-lieutenant artilleur, rentre du front en mars 1916, blessé à la tempe droite par un éclat d’obus. Picasso, profondément touché par la blessure de son ami, passe du temps auprès de lui et dessinera au fusain ce célèbre portrait du poète, la tête bandée. 

De nombreux autres artistes partis à la guerre reviennent également à Paris, « vivants, mais blessés dans leur chair et à jamais dans leur être1 » : Derain, Braque, Léger, Cendrars, … Il s’agit d’une période sombre, une période durant laquelle rire semble déplacé. Et Cocteau n’hésitera pas à se justifier à l’avance, dans un article de L’Excelsior, concernant la légèreté de Parade

Nous souhaitons que le public considère Parade comme une oeuvre que cache des poésies sous la grosse enveloppe du guignol. Le rire est de chez nous ; il importe qu’on s’en souvienne et qu’on ne le ressuscite même aux heures les plus graves. C’est une arme trop latine pour qu’on la néglige. 

Malgré le conflit, le théâtre est complet à quelques jours de la représentation. C’est la première fois que les Ballets Russes remontent sur scène à Paris depuis les débuts de la guerre. Alors, forcément, c’est un événement à ne pas manquer

C’est un spectacle qui raconte un spectacle qui n’aura jamais lieu 

Oui, oui, vous avez bien lu. Mais sous cette apparente complexité, il n’y a rien de plus simple: Parade, c’est une parade, les saltimbanques qui défilent devant l’entrée du chapiteau et qui multiplient les numéros pour donner au public un aperçu du spectacle qui aura lieu à l’intérieur et l’inciter à venir. Sauf que nous n’entrerons jamais dans ce chapiteau… Le ballet, qui dure moins de 30 minutes, est une succession de numéros et de scènes burlesques. Rien de plus. Se suivent ainsi un prestidigitateur chinois, une petite fille américaine, deux acrobates, deux managers et un cheval, rivalisant d’originalité les uns après les autres, tentant, en vain, de nous entrainer à les rejoindre dans leur cirque. 

Des décors et costumes… cubistes

Qui dit Picasso, dit cubisme. Pour Parade, l’artiste imagine des costumes illustrant le mouvement dont il est le fondateur. Sauf qu’ici, le cubisme se meut: les danseurs.euses sont des grandes sculptures qui prennent vie. Les deux managers ainsi que le cheval sont particulièrement conçus comme des « constructions futuristes2 ». Pour appuyer un peu plus le thème du ballet (des artistes qui tentent de promouvoir leur spectacle), Picasso a l’idée de créer ces deux managers un peu comme des hommes-sandwichs, s’inspirant ainsi des pratiques publicitaires. Mesurant 3 mètres de haut, leurs costumes, imaginés comme des assemblages cubistes, sont faits de carton, toile, métal et papier mâché et s’apparentent particulièrement à certaines toiles de l’artiste. Dans la continuité de cette idée, le décor, représentant l’entrée du chapiteau, reprend tous les codes du cubisme: décompositions, assemblages, géométrie, … Tout y est. Le cubisme sort de sa toile pour entrer en scène. Dans Parade, art et danse évoluent en complémentarité: « Le mouvement est au service de l’art plastique, l’un ne peut évoluer sans l’autre sur scène.3 »

Un rideau monumental 

Ajoutons à tout cela un rideau de scène de 10,50 mètres sur 16,40 mètres. Un rideau, encore une fois, peint par Picasso, faisant de celui-ci l’une des pièces maitresses de l’artiste. Et prouvant que ce dernier est capable de tout. « Peut-on qualifier Picasso de « touche-à-tout » ?4 » Probablement ! Précisons également que l’artiste invoque un tout autre univers pour ce rideau: le cubisme du décor précédent contraste avec l’onirisme du rideau. C’est la période rose de Picasso qui se déploie ici. C’est la fascination du peintre pour le cirque. L’inspiration de la commedia dell’arte et des décors antiques qu’il a, sûrement, pu observer lors de son voyage en Italie avec Cocteau lors de la réalisation du ballet. L’Arlequin, les saltimbanques, Pierrot et Colombine. À côté, une danseuse-fée et un cheval ailé (un Pégase) nous faisant entrer dans un univers davantage merveilleux. Les sangles visibles sur le flanc du cheval nous laissent deviner l’illusion, propre à l’univers du cirque.

C’est un rideau métaphorique puisque les personnages qui s’y trouvent sont ceux-là mêmes qui constituent le sujet du spectacle et qui s’apprêtent à jouer devant le rideau. Ce sont les coulisses: la troupe se repose, mange, se détend, s’entraine, avant d’entrer en scène.

C’est un rideau autobiographique, aussi. L’Arlequin, observant la danseuse, se dessine comme le « double mélancolique5 » de Picasso, à qui il emprunte d’ailleurs les traits. La danseuse, quant à elle, ressemble étrangement à Olga Khokhlova, danseuse de la compagnie des Ballets Russes. Picasso en tombe amoureux durant les répétitions et l’épousera en 1918. L’Arlequin qui regarde la fée, est Picasso qui regarde Olga. Et ce petit singe, sur l’échelle ? N’est-ce pas, aussi, une représentation du peintre, qui tente d’entrainer la danseuse avec lui ? « Tout ce qui peut être imaginé est réel », nous dit l’artiste … 

Scandale ! 

Mais cet univers rêvé s’est très vite effacé aux sons des cris et sifflets du public. Car Parade a provoqué un vrai scandale. Les justifications de Cocteau n’ont pas suffi à apaiser les spectateurs.rices et tous se sentent outrés par la légèreté du spectacle alors que la guerre éclate encore: « À Berlin ! », « Métèques », « Fumeurs d’opium », … Tels sont les mots hurlés alors même que les danseurs.euses s’obstinent à continuer le spectacle. La musique de Satie, mêlant sons en tout genre (machine à écrire, alarme, revolver, …), offusquent d’autant plus l’assemblée. Et si le rideau néoclassique de Picasso est relativement accepté, les décors et costumes cubistes ne connaissent pas le même destin. Le cubisme est, à cette époque, considéré comme « anti-artistique » et « anti-national ». Francis Poulenc, dans son livre Moi et mes amis (1963), précise:

Tout était neuf – argument, musique, spectacle. Et c’est avec stupeur que les habitués des Ballets Russes d’avant 1914 virent se lever le rideau de Picasso, déjà tout à fait insolite pour eux, sur un décor cubique… Chaque art ruait dans les brancards. 

Parade est un échec. Mais un échec qui a marqué l’Histoire a bien des égards. L’histoire de la danse, d’abord, puisqu’il s’agit du premier « ballet cubiste » et de la première d’une longue série de collaborations de Picasso avec les Ballets Russes. Dès son jeune âge mais à partir de Parade (et de sa rencontre avec Olga), plus encore, la fascination de l’artiste pour l’univers de la danse se confirme. Et cette fascination s’exprime non seulement à travers les divers ballets auxquels il participe mais aussi à travers ses dessins: la danse est au coeur de son art. Parade est donc un échec qui marque l’histoire de l’art, aussi. Après celui-ci, Picasso s’éloigne d’ailleurs de plus en plus du cubisme, jusqu’à atteindre une forme de surréalisme dans le ballet Mercure, en 1924. Ce mot, d’ailleurs: « surréalisme ». Apollinaire l’emploie dans la note du programme de Parade pour qualifier le spectacle: c’est un spectacle qui produit « une sorte de sur-réalisme ». Parade ne constituerait-il pas les débuts d’un mouvement nouveau ? Plus que la naissance d’un mouvement artistique, Parade, son côté absurde, festif, moderne, sont aussi aux prémices d’une nouvelle période: les Années Folles

Parade, un échec, oui. Mais surtout, un monument. Un ballet qui a tout bouleversé et qui a ouvert la porte à la nouveauté


1. Zoé Balthus, “Parade”, le ballet qui fit un “beau scandale” en 1917, Centenaire.org, 2 février 2018 <https://centenaire.org/fr/espace-scientifique/arts/parade-le-ballet-qui-fit-un-beau-scandale-en-1917>

2. Olivier Berggruen, Réelles présences: Des éléments décoratifs des ballets Parade et Mercure considérés en tant que sculptures, Colloque “Picasso. Sculptures”, Musée National Picasso Paris, du 24 mars 2016 <http://picasso-sculptures.fr/wp-content/uploads/2017/06/Olivier-Berggruen_Reelles-presences.pdf>

3. Les ballets russes, Musée Picasso Paris <https://www.museepicassoparis.fr/fr/les-ballets-russes>

4. ibid

5. “Travailler pour le ballet” dans Picasso et la danse, dossier d’exposition, Opéra national de Paris <https://www.operadeparis.fr/visites/expositions/picasso-et-la-danse>

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici