mardi, mai 21, 2024

Elsa Schiaparelli : dialogue avec les artistes

Si l’art a été une source inépuisable d’inspiration pour bon nombre de couturiers.ières,  il y en a une, en particulier, pour qui il a été bien plus que cela. Une pour qui, il représentait davantage une matière, un matériau, qui nourrissait avidement ses créations. Oui, l’art fut le compagnon fidèle d’Elsa Schiaparelli tout au long de sa vie et de sa carrière. Entièrement fascinée par lui, l’oeuvre d’art ne suggère plus simplement le vêtement chez Schiaparelli : c’est le vêtement qui devient oeuvre. Il se fait toile, devenant un autre support pour déployer le dessin ou la peinture des artistes. Avec Schiaparelli, le mot “mode” devient presque un prétexte pour mieux approcher cet autre mot : “art”.

Et ce n’est pas n’importe quel art que la couturière a exploré au grès de ses créations. Elle était, avant tout, l’amie des surréalistes. Le surréalisme, mouvement artistique connu pour ses nombreuses expérimentations plastiques et littéraires, pour ses oeuvres loufoques, parfois dérangeantes mais tout autant fascinantes. Si Dali, bien sûr, l’a expérimenté à travers les beaux-arts, Aragon, Eluard ou encore Desnos par les mots, Cocteau avec la scène et le spectacle, c’est par le tissu, la couture, le vêtement que Schiaparelli a transcrit sa propre vision surréaliste. Schiaparelli, c’est ainsi le souvenir d’un pull trompe l’œil, de gants griffes, d’un chapeau chaussure, d’une robe homard, d’une autre, encore, à tiroirs. C’est la retranscription littérale des dessins de Cocteau, d’un tableau de Dali, d’une atmosphère à la Botticelli, de sculptures de Giacometti, en langage couture. Jamais l’art et la mode ne se sont côtoyés avec autant de ferveur que sous ce nom seul : Elsa Schiaparelli.

Dali et Schiaparelli

Salvador Dali

Symbolisant à eux seuls l’existence d’un lien indéfectible entre la mode et l’art, Schiaparelli et Dali s’inscrivent comme l’un des duos légendaires ayant marqué le XXe siècle. Teintée d’humour et d’audace, leur collaboration représente presque un jeu : c’est à celui ou celle qui trouvera du Dali chez Schiaparelli et du Schiaparelli chez Dali. 

En 1935, leurs deux visions fantasques fusionnent pour la première fois pour donner naissance à un poudrier compact reprenant la forme d’un cadre de téléphone de l’époque. Deux ans plus tard, un nouvel accessoire voit le jour et tire son inspiration… d’une simple blague. C’est une photo de Dali lui-même, prise par sa femme Gala, en 1933, représentant l’artiste avec un escarpin sur la tête, qui donne l’idée aux deux amis pour créer le fameux chapeau-chaussure. Ce chapeau, prenant la forme d’un escarpin noir, représente toute la folle imagination de cette collaboration Dali-Schiaparelli. Son extravagance semble même élever le chapeau au rang d’objet d’art, ayant presque plus sa place dans une vitrine pour une exposition surréaliste. Et pourtant, s’il a en effet été peu assumé, le chapeau-soulier a été porté par Mrs Reginald Fellowes, considérée par Schiaparelli comme étant la femme la mieux habillée de son temps. 

Mais la création la plus marquante qui a pris naissance au sein de cette folle amitié, est sans aucun doute la robe homard, créée en 1937. Si cela n’a rien de bien audacieux pour notre regard contemporain, il en était tout autrement dans les années 1930. Sujet récurrent dans les oeuvres de Salvador Dali (cf. Gala et l’Angelus de Millet, 1933 ; Portrait de Gala avec homard, 1933 ; Téléphone Homard, 1934), l’artiste ne cache pas la symbolique érotique du crustacé : “Comme les homards, les jeunes filles ont l’extérieur exquis. Comme les homards, elles rougissent quand on veut les rendre comestibles.” Apposé entre les jambes d’une robe de soie blanche, synonyme de pureté et de virginité, le homard rouge devient l’incarnation visible et directe de la sexualité et de la féminité. La robe, peut-être plus audacieuse encore qu’un chapeau-chaussure, plus “shocking” que le rose éponyme, a été portée par la future duchesse de Windsor, Wallis Simpson, peu de temps avant son mariage. 

Subversifs, Dali et Schiaparelli l’étaient, mais leur collaboration nous a léguée les créations les plus étonnantes du XXe siècle. Avec eux, la mode et l’art ne font plus qu’un.

Tailleur tiroirs Schiaparelli
Tailleur à poches tiroires, 1936
Robe homard Schiaparelli Dali
Wallis Simpson portant la robe homard pour Vogue, Cecil Beaton, 1937
Chapeau chaussure Dali Schiaparelli
Gala posant aux côtés d’une version du Buste de femme rétrospectif, avec le Chapeau-chaussure de Dali et Schiaparelli, photographie d’André Caillet, 1938
Mains peintes par Picasso, Man Ray, 1935

PABLO PICASSO

L’admiration et l’influence mutuelle de ces deux artistes peut être symbolisée par la création des gants surréalistes. L’influence picassienne sur les créations de Schiaparelli vient non seulement des peintures du surréalistes mais aussi de Picasso en personne. En effet, l’idée des célèbres gants inversés, oú peau et gant se confondent, est née d’un cliché capturé par Man Ray où se trouvent des mains sur lesquelles des gants ont été peints par Picasso. Ces gants trompe l’œil ont été concrétisés au travers d’une collaboration de Schiaparelli avec Dalí, dans “les petits détails” de la collection Hiver 1936-1937.

Les créations de Schiaparelli se trouvent elles aussi dans les œuvres de Picasso. En été 1937, l’épouse du poète Paul Eluard, Nusch Eluard, vêtue de Schiaparelli, pose pour Picasso. Dans le Portrait de Nusch, se trouvent ainsi une veste de la maison issue de la collection hiver 1937-1938, qui a pour particularité de posséder des épingles dorées représentant des chérubins créées par Jean Schlumberger et le chapeau porte-bonheur doté d’un fer à cheval “Dans le vent”.

Elsa Schiaparelli, étant également une collectionneuse d’art, possédait son tableau favori picassien, Oiseaux dans une cage (1937). Dans son autobiographie qui a pour image de couverture ce tableau, la créatrice en réalise la description : “On voit une cage. En dessous, sur un tapis vert, des cartes à jouer. Dans la cage, il y a une pauvre colombe blanche qui regarde tristement la pomme rose et luisante ; à l’extérieur de la cage, un oiseau noir, irrité et battant des ailes, défie le ciel”. Certains de ses proches soutenaient ce tableau comme étant son portrait métaphorique.

Portrait du Nusch, Pablo Picasso, 1937
Oiseaux dans une cage, Pablo Picasso, 1937
Gants en daim noir avec des ongles en peau de serpent rouge, Philadelphia Museum of Art, 1936
Tête sculptée Giacometti Schiaparelli

ALBERTO GIACOMETTI

Schiaparelli a également réalisé de nombreuses collaborations dans les années 30 avec le sculpteur Alberto Giacometti. Sont nées de cette jonction des broches, des boutons, des bagues ou des bracelets. Les créations de Giacometti pour la maison représentent des figures féminines, mythologiques ou animalières. Ces ornements sont hérités de l’univers artistique de Giacometti sur les thèmes de l’homme et de la femme aux bras levés, l’ange de l’Annonciation, ou encore les oiseaux.

Le “Bracelet Visage de Chimère ou Naïade” créé par Giacometti pour Schiaparelli est centré d’un visage à la chevelure ondulée qui compose l’arrondi du bracelet. Il fait écho aux personnages féminins des lampes du décorateur Jean-Michel Franck réalisées par Giacometti.

“Bracelet Visage de Chimère ou Naïade”, Alberto Giacometti
“Sculpture- bijoux en bronze en forme de bouton”, Alberto Giacometti
Dessin de Cocteau pour Schiaparelli

JEAN COCTEAU

Ami de la créatrice, le poète lui offre deux de ses dessins. L’un d’eux représente deux visages se faisant face, le contour de leur profil distinguant un vase rempli de roses. Cette image, pleine de poésie et d’illusion, est reprise par Schiaparelli sur le dos d’un manteau du soir. Les broderies réalisées par les ateliers Lesage ressortent merveilleusement sur le jersey de soie mauve. De même, une veste de lin gris s’habille, elle, du visage d’une femme à la longue chevelure dorée qui se déploie le long de la manche droite. Sa main, formant presque un trompe l’oeil sur le bas de la veste, tient un mouchoir bleu. Le nom de Jean Cocteau est brodé sur le côté, tel l’auteur du tableau.

La veste serait-elle un nouveau support à dessin selon Schiaparelli ? Ou le vêtement n’incarne-t-il pas à lui tout seul une nouvelle forme d’oeuvre d’art ?

Tailleur Schiaparelli Cocteau
Tailleur Schiaparelli brodé “tête de femme”, 1937
Manteau Schiaparelli Cocteau
Manteau Schiaparelli brodé de deux visages en trompe l’oeil et roses shocking, 1937
Broche “oeil” Schiaparelli dessinée par Jean Cocteau, 1937

SANDRO BOTTICELLI

Si leurs noms de famille font écho, la filitiation entre un Botticelli et une Schiaparelli semble, de prime abord, assez déconcertante. Pourtant, s’éloignant du côté subversif du surréalisme et du rose schocking initié en 1937, c’est par un dialogue avec les artistes de la Renaissance italienne que Schiaparelli nous propose un retour à l’antique. Réminiscences de ses origines ou simple transcription de la beauté de l’art de ce temps, la créatrice, pour qui la nature et la mythologie étaient sources de fascination, a puisé dans ces registres pour sa collection dite “Païenne” à l’Automne 1938. 

Le dieu Pan, les Métamorphoses d’Ovide, Pétrarque et Sandro Botticelli sont autant de références nourrissant cette collection qui semble tout droit sortie de la mythologie gréco-romaine. Les figures présentent dans le Printemps de Botticelli semblent littéralement sortir du tableau sous l’aiguille de Schiaparelli qui reprend les coupes, les matières et même les motifs présents sur les robes de celles-ci. Une robe mauve, particulièrement, reprend les guirlandes fleuries et les ornements présents sur la robe peinte par l’artiste italien. Si Botticelli s’est contenté de dessiner ces robes sur toile, Elsa Schiaparelli s’est chargée de leur donner vie. 

Robe du soir, Schiaparelli
Robe du soir, collection Païenne, Automne 1938
Détail du Printemps de Sandro Botticelli, 1477-1482

À travers ses collaborations artistiques, Elsa Schiaparelli n’a eu de cesse de brouiller les pistes : est-ce que l’oeuvre fait la mode ? Ou la mode fait-elle l’œuvre ? À la manière d’une magicienne, elle a usé de techniques d’illusion pour détourner l’objet de mode et le transformer en un jeu. Ses créations teintées d’humour ont déconstruit le discours de la mode mais surtout des modes, se moquant des tendances et des conventions. Elsa Schiaparelli a su, plus que quiconque, s’inscrire en tant que grande avant-gardiste de la mode : si ses créations étaient subversives dans son temps, elles sont, au XXIe siècle, plus actuelles que jamais. À elle seule, Schiaparelli a su élever la mode au rang d’art. Tout droit sortie de “la cinquième dimension”, elle était pleinement créatrice de mode mais, aussi, totalement artiste. 


Article écrit en collaboration avec Minutars. Retrouvez tous nos articles dans la rubrique Boldars.

Si vous voulez en savoir plus sur les liens entre Schiaparelli et les artistes, nous vous invitons à vous rendre juste ici.

Pour retrouver toutes les informations sur l’exposition “Shocking! Les mondes surréalistes d’Elsa Schiaparelli” actuellement en cours au MAD, c’est par là.

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