Imaginez un univers dans lequel se côtoieraient la tournure et la manche ballon du XIXe siècle, la lingerie des années 1930, le space age des années 1960 et la mode expérimentale de notre siècle. Un monde dans lequel Schiaparelli, Courrèges et Rei Kawakubo dialogueraient et seraient contemporains. Impossible, me direz-vous. Dans le monde réel, oui, peut-être. Mais pas dans la fantasmagorie que peut se permettre le cinéma. Et ce n’est certainement pas un Yorgos Lanthimos qui s’en priverait !
Sorte d’ovni débarqué sur la planète cinéma en ce début d’année, Poor Things fait parler de lui à tout va. Avec son esthétique autant léchée que délurée, le caractère magnifiquement grotesque du film se joue des frontières entre réel et irréel. Oscillant constamment entre un Candide des temps modernes ou un Frankenstein au féminin, Poor Things est un récit initiatique dans lequel le spectateur suit les aventures de Bella Baxter, femme réchappée de la mort par le Dr Godwin, chirurgien génial qui lui a transplanté le cerveau de l’enfant qu’elle portait alors dans son ventre. De l’enfance à l’âge adulte, de l’incrédulité à l’éveil, de la joie et du plaisir à la tristesse et la colère, Bella (re)découvre le monde qui l’entoure et voyage dans des villes qui n’ont de réels que leurs noms.
On aime à dire que les vêtements sont le reflet de la personnalité. C’est d’autant plus vrai au cinéma. À mesure que sa conscience se développe et se construit, le style vestimentaire de Bella en fait de même. Pensés par l’incroyable Holly Waddington qui avait déjà travaillé avec Florence Pugh pour Lady Macbeth ou encore avec Elle Fanning pour The Great, les costumes portés par Emma Stone dans Poor Things sont plus que révélateurs de l’évolution du personnage qu’elle incarne. Si la costumière s’est principalement inspirée de patrons datant du XIXe siècle, elle a mobilisé des références diverses, provenant d’époques qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Ces choix ne sont jamais faits au hasard : de silhouettes « créaturesques » aux épaules surdimensionnées et shorts de bébé à la robe raccourcie et aux bottes sci-fi symbolisant une féminité (et un féminisme !) affirmée, les costumes en disent long sur chaque situation et degré de conscience vécu et intégré par le personnage.
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Une garde-robe victorienne re-visitée
Pour toute inspiration vestimentaire, Yorgos Lanthimos ne donne à Holly Waddington qu’une seule et unique référence : un pantalon gonflable provenant de la collection de fin d’études de Harikrishnan, évoquant déjà une volonté de créer une silhouette disproportionnée, aux accents maximalistes. Plutôt que les jambes, ce sont les épaules que la costumière a décidé de marquer. En portant les volumes sur le haut du corps, l’aspect fantastique de Bella est souligné (flagrant lorsqu’elle joue au piano de dos !). C’est aussi une manière de mettre en évidence sa chevelure à la longueur démesurée, chevelure dont l’inspiration est tirée d’un portrait de la fille d’Egon Schiele (mais on pense aussi irrémédiablement à Raiponce, elle aussi enfermée contre son gré).
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Dans la période « d’enfance » du personnage, les matières utilisées reflètent cette naïveté et les pantalons raccourcis, quasi inexistants, évoquent un bébé en couche. La costumière dit avoir beaucoup observé ses propres enfants pour ces silhouettes et a remarqué que, dans leurs jeux et gesticulations, ils en venaient toujours à retirer un élément de leurs vêtements. Comme un enfant qui ne peut s’empêcher d’enlever ses chaussettes, elle a alors imaginé Bella évoluant dans la maison, pieds nus. La tournure blanche en doudoune matelassée, sorte de queue de sirène moderne, est une pièce emblématique du vestiaire féminin du XIXe siècle détournée, comme Moncler-isée.
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Au cours de son voyage à l’étranger, le style de Bella évolue avec ses découvertes. À Lisbonne, alors qu’elle sort pour la première fois toute seule, elle est vêtue d’une veste bleue aux manches bouffantes, de bottes à la Courrèges et d’un short jaune, qui est une réminiscence d’une pièce de lingerie des années 1930. Quittant son foyer pour la première fois, jusqu’ici éduquée par le Dr Godwin et habillée par Mrs Prim, elle apprend à présent à ne compter que sur elle-même et à se vêtir toute seule.
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Vagina blouse et condom coat
Découvrant pour la première fois les jouissances de la sexualité, cette thématique déborde sur la garde-robe de Bella : « vagina blouse » et « condom coat », tels sont les petits noms donnés à certaines pièces de costumes par Holly Waddington, ayant bien conscience de l’importance que revêt le sexe dans le développement et l’épanouissement de Bella. Les matières (mousseline, latex, …) deviennent, elles aussi, plus sensuelles. Lors de sa vie en maison close, elles sont presque superflues, les vestes recouvrant à peine le torse nu, omission qui, cette fois-ci, dévoile la féminité affirmée de Bella.
Les associations de couleurs (le bleu et le jaune principalement) évoquent l’univers des contes de fées de notre enfance. Elles se ternissent, voire s’absentent complètement, pour révéler Bella en un costume d’un noir profond, symbole de son « empouvoirement » et de sa volonté d’embrasser une carrière de médecin.
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L’apothéose de ces costumes se retrouve certainement dans sa robe de mariée : les manches n’ont jamais été faites aussi grandes et semblent, plus que jamais, remplies d’air comme deux poumons. Si elle paraît être prête à s’envoler, les tubes brodés et la résille apparente évoquent plutôt une notion d’enfermement, et le voile, placé devant le visage comme un masque, l’entoure comme une sorte de cage blanche.
L’extrême simplicité des vêtements que Bella porte lors de la toute dernière scène du film (un pull col roulé écru porté avec une jupe en satin orange) révèle l’achèvement du voyage initiatique de Bella. Après s’être aventurée dans le monde, après être passée par toutes les émotions et sensations qu’un être humain peut vivre, après, même, être revenue sur son terrible passé, Bella a atteint un point d’équilibre et a trouvé sa place. Exit les vêtements de poupée, elle est devenue femme. Poor Things (à l’origine, roman de Alasdair Gray) est la transcription en images d’un Bildungsroman, un récit initiatique dans lequel le costume est autant esthétique que discursif, se lisant presque à la manière d’un texte.
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Les costumes de Poor Things ont été exposés au Barbican Centre de Londres du 11 décembre 2023 au 26 janvier 2024.
Pour en lire plus sur leur confection par Holly Waddington, rendez-vous ici ou encore ici.
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analyse tres interessante, ou en effet les vetements nous racontent egalement une histoire
Merci pour ton retour Emmanuelle !