Commencer la catégorie Littérature avec Belle du Seigneur relève du défi: un simple article ne suffirait pas à décrire avec justesse un tel monument. Pour autant, je ne me voyais pas en choisir un autre. Il y a cette question qui revient souvent dans le milieu littéraire: « Quel livre a changé votre vie ? » Dire que Belle du Seigneur a changé la mienne serait quelque peu excessif. Et pourtant, c’est lui que je choisirai si cette question m’était posée.
On le qualifie, souvent, de grand roman d’amour. À tort. Belle du Seigneur est aux antipodes du roman amoureux. On va même jusqu’à dire qu’il s’agit d’un « anti roman d’amour ». Et pour cause: Belle du Seigneur, c’est plus de 800 pages qui déconstruisent la passion amoureuse. 800 pages d’ironie, de sarcasme, de grotesque, même. Si vous pensez que l’amour doit se vivre intensément, alimenté de déclarations quotidiennes et de longues nuits d’amour, lisez Belle du Seigneur. Vous n’en sortirez pas indemne.
« Ô débuts, baisers des débuts, précipices de leurs destinées »
C’est un roman qui nous raconte une passion, de sa naissance à sa chute. La séduction, la folie de la passion, merveilles des débuts, la routine puis, lentement, le déclin. C’est un roman qui nous décrit un amour soigneusement poli, sculpté dans du marbre. Il n’est que pureté et beauté. Divinisé, ritualisé, chaque jour se faisant cérémonie. Un amour parfait. Qui conduit à l’ennui. Et se termine par un échec.
Les amants sont aussi froids que la passion qui les anime. L’amoureuse, Ariane, trop belle. Trop parfaite. Contrôlant chacun de ses gestes. Ne jamais se moucher ou aller aux toilettes en présence de l’aimé. Femme-enfant insipide, soumise. Elle agace, en devient ridicule, pathétique. L’amoureux, Solal, séducteur. Homme à femmes. Dominant. Orgueilleux. L’archétype, en somme, de ce que bon nombre de femmes détestent. Pourtant, Ariane se jette à ses pieds. « Ariane religieuse d’amour ». Elle est la « belle du Seigneur ».
Tel que je vous le décris ici, Belle du Seigneur semble bien être le livre le plus détestable qui soit. Mais n’oublions pas l’ironie. Si l’amour-passion d’Ariane et Solal est aussi lisse, quitte à en devenir indigeste, ce n’est que pour mieux le détruire. Très vite, on se doute que, ce théâtre des passions est voué à s’effondrer. Et c’est là tout le génie de Cohen. Construire pour déconstruire. Au fil de ses phrases interminables, Ariane et Solal sont décrédibilisés. Belle du Seigneur devient un guide (Solal vient de « solel », le guide ; Solal, guide d’Ariane, mais guide du lecteur aussi ?) à l’amour: la relation Ariane-Solal est un contre-exemple. Mais un guide à l’amour contemporain. Adieu Romeo & Juliette et autres héros tragiques ! Ariane et Solal sont bien de notre époque. Solal, président de la Société des Nations, supérieur hiérarchique du mari d’Ariane, Adrien Deume, fonctionnaire insupportable. Vous voyez le tableau.
Si l’amour est sur le devant de la scène, d’autres thèmes, contemporains, eux aussi, se cachent derrière lui: critique de la Société des Nations et des fonctionnaires (Albert Cohen s’inspire ici de son propre vécu, ayant été lui-même fonctionnaire au Bureau international du travail), condamnation de l’antisémitisme, dénonciation de la bourgeoisie. Belle du Seigneur est ancré dans la réalité de la société des années 60 (période de sa publication). Il ne relève pas de l’imagination pure. Belle de Seigneur est proche de nous. Il nous parle. Et c’est en cela, qu’il est aussi poignant.
Lisez Belle du Seigneur et vous n’en sortirez pas indemne. Il est de ces romans qui nous troublent. Hybride, il est traversé par la dualité: amour – souffrance, beauté – laideur, profane – sacré, vie – mort… Duel, il l’est aussi en cela: Belle du Seigneur, on aime ou on déteste. Mais qu’on l’aime ou qu’on le déteste, ce sont 800 des plus belles pages jamais écrites. À travers elles, Albert Cohen déconstruit la passion amoureuse. Mais il érige un chef d’oeuvre.
Suite à notre discussion, et encore plus après la lecture de ton article: je te rejoins entièrement. Des années que je souhaitais lire ce « monument » aussi bien au sens propre que figuré, mais jamais le temps. Finalement, une fois lancée ce fut d’une traite et en moins d’un mois. Je m’attendais à un roman d’amour, une romance sans accroc presque religieuse. Et pourtant, je suis d’accord avec toi : Belle du Seigneur est un roman anti-amour. Amoureuse je suis, et il me dérange. Pourtant, il est éclatant de vérité, je pense à vrai dire qu’il ne s’agit pas d’un roman d’amour mais de passion. Comment entretenir la passion, et n’est-elle pas par définition, vouée à disparaitre? Merci pour ton bel article
Merci beaucoup pour ce très beau retour Nina !
Bel article ! vos propos sont d’une grande justesse. Encouragé par cette agréable lecture, je cours à la librairie la plus proche. Et là première angoisse, je suis intimidé par cette œuvre qui en impose avec son nombres de pages, la longueur de ses phrases et son ton grandiloquent. Je me dis c’est foutu, je vais passer beaucoup trop de temps à la lecture de ce pavé, ce sera pénible. J’aurais envie de me dépêcher d’aller à la fin ou pire de l’abandonner en cours de route. Et je me suis bien trompé ! Je n’ai pas vu les pages défilés et j’aimerais même des tomes supplémentaires pour apaiser la soif de lecture qui me rongeais.
Triste roman, décrivant un effort désespéré pour conserver intact une passion amoureuse chez un couple qui isolé, déclassé ne peut que se consacrer à l’amour. Aucune échappatoire, aucune distraction d’ordre social, condamné à préserver pour toujours la passion amoureuse. Ariane travaillant chaque jour à incarner le rôle de la belle du seigneur, se vouant à la perfection, pour essayer de faire renaitre l’admiration et le désir de Solal. Et Solal essayant de lutter contre son ennui à elle par les étreintes, par les critiques, l’éloignement, les scènes de jalousie, il veut tout faire pour qu’elle ne se lasse pas, pour insuffler un peu de vie à leur relation. En somme une quête vouée à l’échec.
Le roman parle si bien de la médiocrité des Deume, du ridicule des valeureux, de la bassesse des bourgeois. Les monologues intérieurs sont quant à eux des morceaux de bravoures. Albert Cohen érige en effet un chef d’œuvre. Et il dépeint avec grand talent, les début d’une passion [à travers les attentions, les préparations, l’écriture des lettres, les renaissances quand l’on reçoit enfin des nouvelles de l’aimé(e)] mais aussi la jalousie, la culpabilité, le désir, l’ambition et l’antisémitisme. Chaque domaine est traité avec justesse, avec finesse.
En résumé, grâce à votre article, j’ai découvert un nouveau coup de cœur ! Et pour cela, je vous en remercie !
Je vous remercie pour vos mots ! Merci, aussi, de venir partager ici, en commentaire, vos impressions concernant ce grand roman ! Vous avez très bien résumé toute la complexité et la beauté de ce chef d’oeuvre. Je suis ravie d’avoir pu vous le faire découvrir !
Si vous-même souhaitez partager des coups de coeur littéraires ou autres, c’est avec grand plaisir que je publierai vos écrits ici, sur Le Boléro. Au plaisir !